Bordeaux en 2023, que faut-il en penser ?

Interview Pierre Dantard / Cave La Quille à Paris by Léonard

Pierre, parlez moi un peu de votre parcours…

Avant de monter la boutique en 2018, j’ai commencé par un parcours informatique puis j’ai commencé à “travailler” dans le vin à titre personnel et après un temps je me suis dis pourquoi pas franchir le pas.
J’avais commencé personnellement à faire pas mal d’achats, quelques ventes et du coup, l’activité se développant, je me suis dis qu’une vitrine ayant pignon sur rue serait le bon modèle. Suite à ça, j’ai ouvert la boutique La Quille en novembre 2018, ça a plutôt bien marché !
En retour d’expérience 4 ans plus tard, je suis passé de 200 à 600 refs, avec des clients relativement fidèles et on se rend bien compte que toute les régions de France sont nécessaires dans une cave. 
Que ce soit dans le Rhône avec des petits prix, dans la Bourgogne qui est la tendance depuis quelques temps et la Champagne qui marche très fort. 
On se rend également compte que Bordeaux est un milieu à part car la clientèle des bordeaux est vraiment particulière: elle est capable de faire de très gros tickets et donc de générer beaucoup de chiffre d’affaire !
A partir du moment où les prix sont bons et cohérents par rapport à ce qu’il peut se trouver sur Internet ou chez d’autres fournisseurs, et bien on vend très bien du bordeaux. Dans ma boutique, le bordeaux doit représenter quelque chose comme 20% du CA.

Cave La quille avec plusieurs références de bordeaux présentes

Vous me dites que vous faisiez un peu d’achats, vous aviez donc plutôt un rôle de négociant ?

Oui c’était plutôt du négoce, un peu grossiste, j’achetais beaucoup pour moi et j’avais la fibre commerçante, donc dès que je pouvais bien acheter, j’achetais des volumes qui étaient complètement aberrants pour un particulier !
Ça a commencé de façon gentille mais quand on a jamais acheté de vin, acheter 150 ou 200 bouteilles c’est énorme et je me retrouvais à avoir 500 bouteilles qui trainaient dans mon salon posées à même le sol, empilées comme sur des palettes… Et puis, bon an mal an, j’ai commencé à en vendre au tout début à un cercle très proche, et au final, les vins étant bien pricés j’ai fini par élargir le cercle de clients jusqu’à monter une société officielle.

Que pensez-vous des achats des bordeaux en primeur ? 

Je recommande mais attention.
Les prix ne sont pas forcément intéressants. Bordeaux a fait beaucoup de bruit pour le millésime 2018 en annonçant une baisse des prix, et à les écouter c’est tout juste s’ ils ne perdaient pas de l’argent. On a bien vu ce qu’il s’est passé l’année d’après, c’est reparti comme en 40! Mais là où ça peut être pertinent, avec un peu de flair, c’est d’acheter un domaine qui est en forte croissance. Je pense au Château Haut-Marbuzet qui est un domaine plutôt chouette, qui en primeur doit sortir à 22€-25€HT et qui doit se retrouver à prix correct en cave 5-6 ans plus tard autour de 45€. Donc il peut y avoir quelques belles affaires mais attention ce n’est pas parole d’Évangile.
Il ne faut pas du tout acheter en primeur en se disant “c’est forcément une bonne affaire” car mine de rien, en primeur on achète des vins qu’on ne peut vendre que 5 ans plus tard. Donc entre l’immobilisation de trésorerie et la perte d’intérêt qui est générée par cette immobilisation, il faut faire attention.  Mais quand on tombe sur un millésime particulièrement bon et qu’on parie sur un château particulier qui fait des rendements un peu moins gros que les autres, oui ça peut être intéressant.

Est-ce que les notations ont un un impact dans les prix pratiqués ? 

Ça rentre obligatoirement en compte. C’est Bordeaux qui a mis ça en place avant les autres. La notation et les commentaires qui sont faits à Bordeaux réglementent le prix des vins.  Les amateurs veulent du 2015, du 2016 mais ils ne veulent pas de 2013. Et le 2013 s’achète aujourd’hui beaucoup moins cher, voire même à prix cassés car personne n’en veut. Toutes les grosses années sont vendues plus chères aux clients particuliers mais évidemment achetées plus chères aussi par les revendeurs parce que Bordeaux joue également à ce jeu là. Il est clair que les notations et les prix de vente sont totalement corrélés.

On savait que 2009 et 2015 étaient de bonnes années, pourquoi ne pas les avoir pris en primeur ? 

C’est là qu’on voit l’importance des notes, on a besoin de la bénédiction de Robert Parker, James Suckling, Jancis Robinson… On a besoin que toutes ces personnes valident la qualité du millésime pour que les gens achètent. Et en effet plus la note est forte et plus les Bordelais vont vendre cher.
C’est un peu le problème du marché des bordeaux, les prix ne sont jamais fixes. Ils sont revus en permanence, notamment par les négociants.
Donc nous (cavistes) sommes tributaires de l’augmentation, tout le monde suit la marge de progression de l’augmentation. C’est sûr qu’un vin qui prend la note 100/100, le Graal pour tout vigneron, explose en termes de côte. Même sans être un 100/100, si la note d’un vin sort de son scope habituel on aura un gros écart de prix;
Par exemple, le Château Palmer en 2016 a pris une grosse côte. Il s’échangeait 300€ il y a 1 an et demi et on est passé aujourd’hui à 450€ sans problème.

Est ce que dans votre cave vous avez des chasseurs de “100/100”? Ou peu importe la région, peu importe le domaine seule la note compte? 

Oui j’ai de temps en temps ce type de clientèle. On n’est pas ici sur un comportement d’achat de clients réguliers, pas du tout, au contraire. En général, mes clients vont plutôt se laisser guider par le conseil, par la recommandation, et ils vont avoir une certaine curiosité pour le produit.  Mais les étrangers et plus particulièrement ceux des pays asiatiques sont extrêmement regardants sur les notes et ils vont chasser le 100/100, 99/100… et cela peu importe le prix, même si le vin ne correspond pas à la demande qu’ils avaient formulé au début.

Parlons des vieux millésimes, avez-vous une offre en cave ? Dans quel objectif ?

Non, je le fais plutôt de façon ponctuelle, notamment chez des particuliers. Si je connais le vendeur, la provenance de la bouteille et la méthode de conservation. Si l’étiquette est belle, que les niveaux sont hauts, et que le prix est bon: j’achète et je le propose à certains clients. Ça me suffit à satisfaire la demande de vieux millésimes.
Avec ce genre de rachats ponctuels on arrive à faire notre fond de roulement de 24 très vieux bordeaux, disons avant 2000, entre 100€ et 1000€ la bouteille.

Ici pas de cave de vieillissement intentionnelle ? 

On fait toujours un peu vieillir mais c’est sur du court terme. On peut avoir des 2015 et des 2016, j’ai également acheté pas mal de 2018 chez Château Talbot parce que c’était une grosse année.
Ils ne sont pas présentés à la cave, mais on les a, on les vend si on a la demande mais on ne les présente pas parce qu’on a volontairement envie de les proposer sur le marché qu’au bout de 5-6 ans. Les garder plus longtemps ne serait commercialement pas rentable. Enfin pas TRÈS rentable.

Parmi les multitudes de possibilités dans le vignobles bordelais, comment faites-vous votre sélection ? 

Bouteilles de Château Talbot

C’est assez simple. Le marché bordelais c’est vraiment le marché où on a pas besoin d’être curieux.
On prend 1855, on regarde les vins qui ont la côte (pas financière) et on sélectionne parmi ceux la. Même s’ il y a des exceptions, on sait par exemple qu’un Beychevelle ou un Pontet Canet sont des vins qui ont vu leur prix s’envoler.
Le client bordelais veut des étiquettes. Attention, les étiquettes sont bonnes, peut-être qu’on les surpaye un peu, mais le marché bordelais c’est comme ça. 
Si le client veut du Château Talbot, vous aurez beau lui expliquer que cet autre vin là vaut 2 fois moins cher et qu’il est tout aussi bon, ça ne sert à rien. Il veut du Talbot. Et s’ il n’en trouve pas chez vous, il ira ailleurs.
Dans les grandes lignes, si on regarde parmi toutes les références de bordeaux (il doit y’en avoir 150), n’importe quel amateur en connait, je pense, 95%.
Évidemment, il y a pleins de nouveaux vignerons talentueux, mais ils se retrouvent contre les 150 grands châteaux et les clients veulent uniquement ce qu’il connaissent.

Il est donc très difficile de faire rentrer de nouvelles références ?  Vous avez déjà essayé ? 

Oui c’est très difficile !
On a déjà joué le jeu mais on passe notre temps à pousser la référence, et malgré ça, après avoir dégusté, les clients n’ont pas envie d’y revenir.
Souvent les amateurs de bordeaux font des achats un peu traditionnels et s’en contentent. Ce n’est pas une question de budget, même si vous leur proposez une référence moins chère, ils vont vous répondre “moi je vous parle pas de budget, votre Talbot est à un prix correct, je le prends” 

On a pu remarquer que les vins de bordeaux n’avaient plus trop la côte par rapport aux autres régions, vous avez également senti ce désintéressement ? 

C’est vraiment le point névralgique de Bordeaux; ils se sont tirés une balle dans le pied en privilégiant l’export depuis des années et en délaissant le marché français. Depuis quelques années, les marchés export changent et les tendances aussi. En Chine, ils veulent boire du Bourgogne, les Américains aussi. De plus, en s’éduquant, les étrangers ont bien compris que le luxe (les bouteilles à plus de 150€ sont considérées comme du luxe) c’est la rareté. 
C’est ce qu’on trouve en Bourgogne, avec les climats, les petites productions, les aléas climatiques et ce n’est pas le cas de Bordeaux.
D’ailleurs, exemple intéressant: il y a 10 ans, les étiquettes de Mouton indiquaient encore le nombre de bouteilles produites, ils étaient fiers d’annoncer leurs 392 000 bouteilles.
Mais maintenant ça a complètement disparu ! Évidemment, ils ne communiquent plus du tout là-dessus car écouler 400 000 bouteilles à 800€ c’est tout sauf un privilège !
Le marché Bordelais est également en berne à cause de leur manière de fonctionner en primeur, c’est-à-dire de monter les prix de façon supérieure aux prix du marché, il y a donc une cassure qui s’est produite sur le millésime 2010.
De mémoire, le Château Margaux est sorti aux alentours de 1000€ la bouteille, aujourd’hui on peut racheter une bouteille de Margaux 2010 autour de 550€, poussivement.
Donc, quand les investisseurs (parce qu’il ne faut pas se le cacher, c’était bien de l’investissement) placent de l’argent dans du bordeaux, mais que les bouteilles perdent 50% de leur valeur 10 ans après, plus personne ne veut acheter du Margaux. 
Malgré ça, Bordeaux continue de vendre très cher, même si depuis 2012 les prix ont baissé. Un Château Margaux sort depuis, en primeur, autour de 600€, on est donc revenu sur des ratios à peu près raisonnables
Je suis convaincu que Bordeaux se tire une balle dans le pied avec cette politique de prix. Mais je suis également convaincu que les châteaux ont engrangé tellement d’argent que ça leur permet de pouvoir, plutôt que de dévaluer le prix de leur bouteille, déclasser leur 1er vin sans le dire et l’intégrer dans un 3eme vin plutôt que de le mettre dans la poubelle. 
Lorsque les bordelais construisent un nouveau chai, c’est uniquement une question de place, ils ont besoin de stocker leurs quantités produites qui sont stratosphériques !
Et on le voit bien, de toutes les régions viticoles françaises, Bordeaux est le seul endroit où ils ont autant de profondeur sur les millésimes.
On peut aisément remonter jusque dans les années 90. Si on appelle Duclot et qu’on leur demande 120 bouteilles d’un millésime particulier, je suis sûr qu’ils sont capables de les fournir tellement il y a du jus !

Est ce qu’il est possible de faire autre chose que du bordeaux à Bordeaux? Produire des vins avec moins de densité, moins d’élevage ? 

Depuis le début de cette interview, on tire sur les bordelais mais ça reste quand même des grands vignerons !
Si les grands châteaux sont réputés ce n’est pas pour rien, c’est que c’est très bon.
Ils comprennent aussi que le client a un peu changé, il y a de plus en plus de consommation immédiate et moins de garde. Si le consommateur aime un château et fait la démarche de stocker c’est parce qu’il a envie de se constituer une cave.
Lorsque l’on déguste un vieux premier cru, ou bien n’importe quelle bouteille au-delà de 50€, on peut avoir de très très belles émotions 15-20 ans après !

Et vous, vos goûts ? Vous consommez beaucoup de bordeaux ?

J’aime bien la Bourgogne, la Champagne et j’aime beaucoup la syrah. Je suis assez éclectique ! Je bois moins de bordeaux en effet parce que bordeaux pour moi il faut lui mettre 15 piges. Je trouve que bordeaux c’est un peu plus structuré, plus massif, on est sur des vins un peu plus compliqués on va dire. 
Maintenant quand on boit des vieux bordeaux, disons de plus d’une dizaine d’années sur des bouteilles en dessous de 100€, il y a vraiment de belles émotions, des trucs super sympas à découvrir.
Et c’est vrai aussi que c’est compliqué de trouver un bordeaux vraiment bon à moins de 20€, ou du moins qui génère une émotion. Ils ont un peu trop standardisé leurs productions pendant un temps et du coup toutes les bouteilles se ressemblaient .
Prenez un 2015 – 2016 – 2017, je vous mets au défi de faire la différence. Alors que la différence sera plus facilement perceptible dans d’autres régions viticoles. En Bourgogne par exemple, on arrive à savoir quand une année est plutôt solaire, ou plutôt froide.
Disons que d’avoir voulu trop standardiser, ils font un peu machine arrière.
Quand on achète un bordeaux on est sûr d’avoir un vin un peu massif, un peu compliqué parfois, mais pour un repas traditionnel ça marche toujours.

Vous souvenez-vous de votre dernière belle émotion sur un bordeaux ? 

J’ai bu un Pontet Canet 2012 qui était vraiment très bon, un Domaine de Chevalier 2011 qui était délicieux, et dans les gros canons un Cheval Blanc 2003 qui était à tombé par terre. Donc pas si vieux que ça au final !
En effet, post 2000, on est quand même sur des choses « abordables ». Les premiers crus peuvent se trouver
à une centaine d’euros, voir moins pour le Domaine de Chevalier.  Pour Cheval Blanc, évidemment c’est plus cher, encore que, un Cheval Blanc 2003 aujourd’hui ça vaut 450-500€. Evidemment, c’est beaucoup d’argent, mais on a une bouteille d’un des plus gros domaines bordelais qui a 20 ans. Pour moi ça les valait. Le vin était très très bon.

Dégusté avec quoi? 

Euh… Je ne sais plus… Un très bon repas ça c’est sûr ! 😉

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Eclair

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