#5. Le plaisir singulier des « mauvais » vins

Chroniques sociales d’un épicurien
By Jean-Baptiste Maugars, Directeur Général | Vins & Spiritueux | Fine-food | Art de vivre

Des vins étranges ou inconnus

C’est une scène de l’été : vous êtes assis en terrasse, sur une place ensoleillée. Rien ne presse. La nappe est blanche et le temps suspendu. Un plat arrive. Des voix fusent. Quelques accents régionaux et langues étrangères font écho aux bruits des passants. Une bouteille de vin apparaît. Elle est du coin, c’est certain. Vous ne l’avez pas vraiment commandée, mais elle vous convient. Vous ne la connaissez pas, mais elle est familière tant elle se fond dans l’instant. Vous la buvez plus que vous ne la dégustez. Elle vous touche en plein dans le mille. Cela pourrait être un pichet de vin frais, un Frascati sur une place du Trastevere, un Saint-Pourçain à l’ombre du Puy-de-Dôme, un vin de  Corinthe sous le ciel du Péloponnèse, un pichet de la casa partout ailleurs.

C’est une scène emblématique de l’été, elle est pourtant jouée toute l’année : nous croisons souvent des vins inédits pour nos papilles. Étranges et inconnus, ils surgissent au détour d’un dîner en ville, d’un comptoir de village, d’un restaurant de montagne, d’une taverne de Méditerranée, d’un déjeuner sur l’herbe, de retrouvailles dans un bar perdu. Ces vins surprenants viennent à notre rencontre, comme des étrangers ou des nouveaux amis.

A l’aune de nos usages -ou pire, de nos habitudes-, une immédiate méfiance nous saisit, face à des flacons éloignés des registres classiques, des appellations connues, des référents archétypaux. Ces vins marginaux seraient immanquablement classés comme inélégants, déséquilibrés, trop typés, sans profondeur, éloignés de la doxa et du bel ouvrage. Ni commentés ni classés, hors du radar médiatique. En bref, des mauvais vins. 

Et si ces prétendus « mauvais vins » contribuaient à notre plaisir ?

Nous ne parlons pas des imbuvables, aux défauts évidents, que chacun écartera. Nous évoquons les petits vins de la maison, les vins au débotté, les vins de traverse, les vins d’ailleurs, les vins oubliés : sombre résineux, désinvolte frizzante, rosés délavés, gamay autoritaires, vinho verde vifs, chardonnay inédits, vins des îles, vins volcaniques, ….Un peu escrocs et magiciens, ces vins sans noblesse se révèlent comme des participants fondateurs du moment, des catalyseurs de nos émotions, des marqueurs de notre mémoire !

Vins de circonstance, ils modulent nos aventures et accordent la comédie sociale : s’ils n’ont pas de nez flamboyant, de structure complexe, de longueur, d’arômes subtils, ils apportent précisément ce qui était indispensable et non attendu, ce qui aurait manqué, ni plus ni moins. Ils transportent l’essence du lieu, le sourire du patron, le regard des convives, le clin d’œil des amis, le mystère amoureux, l’énigme de l’inconnu et le goût de l’instantané. Mélancoliques, enthousiasmants ou méditatifs, ils sont à la fois le brouillon, l’esquisse et le détail sans qui la scène ne serait plus si savoureuse et complète, tel le petit pan de mur jaune du tableau de Vermeer. 

Ils ne vous soumettent pas aux diktats des appellations, des notations arithmétiques, des étiquettes et de la réclame : ils ouvrent l’interstice qui construit l’écho du moment et sa plénitude. Peut-être que ces vins, sans générer les tourbillons des grands, procurent, sur la pointe des pieds, à voix murmurante, des émotions que leurs grands aînés seraient incapables d’offrir, encombrés de leur prestige ou de leur orgueil ? 

Des vins anonymes et inactuels à savourer au bon moment

Alexandre Vialatte évoquait le « grand temps » et le « petit temps » : « l’inactuel, c’est-à-dire l’actuel de toujours ». Ces vins anonymes et inactuels ne viennent-ils pas toujours au bon moment ? Alors, savourons les découvertes, nuançons nos propos et validons l’implacable et délicieuse loi du vin : il n’a de vérité que dans le théâtre intime qui l’entoure, et qu’il éclaire  encore plus sensiblement.

Souvenons-nous des « mauvais » vins et célébrons leur singulière justesse : il n’étaient pas mauvais, ils étaient à leur place.

Et c’est ainsi que Bacchus est grand.

(Re)trouvez les précédentes chroniques de Jean-Baptiste Maugars sur Culture, Tribunes Libres.

Eclair

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